Où en sommes-nous ? Cela fait des semaines que la France vit dans une atmosphère épouvantable. Le chef de l’Etat est rejeté par une écrasante majorité de la population et continue à dégringoler dans les sondages, le gouvernement est tétanisé dans l’attente d’un grand remaniement annoncé il y a des mois et toujours retardé, et, tous les huit jours, des millions de Français descendent dans la rue pour crier leur refus de la grande (et seule vraie) réforme du quinquennat, celle des retraites.
Mais tout le monde continue son petit bonhomme de chemin, comme si de rien n’était. La réforme des retraites va être adoptée par le Parlement, dans la majorité on va continuer à spéculer sur les chances de Borloo, Michèle Alliot-Marie et les autres en scrutant les froncements de sourcils du souverain et les mécontents vont continuer à défiler de la Nation à la République et dans la plupart des villes de France, rejoints maintenant par les lycéens, alors que des grèves plus ou moins larvées vont se multiplier.
Va-t-il falloir tenir comme çà jusqu’aux élections présidentielles ? On se souvient du « Putain, encore deux ans ! » prêté à Chirac en 1993 quand, de son bureau déserté de l’Hôtel de Ville, il voyait Balladur caracoler dans les sondages. Cette fois, ce sont les Français qui ont compris qu’il leur fallait encore patienter dix-huit mois pour régler leurs comptes. Et le remaniement du gouvernement qui finira bien par arriver ne changera, bien sûr, pas grand chose.
Mais dans notre petit monde politique, tout le monde semble content. Cette réforme des retraites, indispensable mais mal fagotée, a permis de clarifier les lignes.
Sans avoir à préciser son programme ni à se choisir un candidat, la gauche a vu « son peuple » se mobiliser à l’appel des syndicats. En brisant, bêtement, le tabou des 60 ans, le pouvoir a réuni contre lui tous les mécontentements. Les « sarkophobes » qui se supportent plus physiquement Sarkozy, les classes moyennes qui voient leurs revenus baisser et qui s’aperçoivent qu’en travaillant plus on ne gagne pas plus, les « défavorisés » de moins en moins protégés, les chômeurs de plus en plus nombreux.
Les bataillons de tous les anti-sarkozismes se sont mis en ligne. Et puisque, comme d’habitude, les présidentielles se joueront « contre » un candidat beaucoup plus que « pour » un candidat, Dominique Strauss-Kahn et/ou Martine Aubry n’ont plus qu’à attendre sagement l’heure du scrutin tout en remerciant secrètement Sarkozy de leur avoir ainsi offert sur un plateau ce qu’ils considèrent déjà comme une victoire programmée.
Mais, à l’Elysée, on se frotte aussi les mains. Il y a belle lurette qu’on a compris que l’ouverture à gauche était un leurre et que le vieux rêve de Giscard de réunir « deux Français sur trois » était absurde. Ce qu’il faut –et qui est suffisant- c’est réunir son électorat traditionnel, centre, droite et éventuellement un peu d’extrême droite.
Qu’il y ait un, deux ou trois millions de braillards dans les rues n’a strictement aucune importance. Ces gens-là n’ont jamais voté et ne voteront jamais pour Sarkozy, ni d’ailleurs pour aucun candidat de droite.
Sarkozy -à moins de 30% dans tous les sondages, alors que la droite devrait être, a priori, légèrement majoritaire dans le pays- doit reconquérir l’électorat qui l’avait fait triompher en 2007 et qu’il a fait fuir par son style, le fameux « bling-bling », par sa conception de la gouvernance, « moi tout seul, moi partout », mais surtout par l’oubli de toutes ses promesses électorales et par son incompétence en face des vrais grands problèmes du pays, le chômage, l’insécurité, l’immigration, la dette, les déficits, etc.
Il s’est lancé dans la reconquête de cet électorat en réactivant, d’abord, son fonds de commerce habituel de la sécurité. Ce fut le discours de Grenoble. Mais il a, sans doute, compris qu’il avait tapé un peu trop fort en dérapant avec la déchéance de la nationalité et, plus encore, avec l’affaire des Roms. Il n’a pas gagné une seule voix à l’extrême droite (il ne séduira plus jamais les électeurs du Front National qui considèrent qu’il les a roulés en 2007) et il a encore perdu du terrain au centre, chez des électeurs auxquels les relents de xénophobie donnent la nausée.
Le coup de la sécurité ayant raté, le dossier des retraites tombait à pic. Certes, tout a mal commencé. Le texte était mal « foutu » puisqu’il soulignait toutes les injustices de notre monde du travail (les carrières longues, les femmes, etc.) mais, en plus, l’affaire Woerth rappelait, au pire moment, les liens incestueux entre ce pouvoir qui se disait réformateur et les classes les plus favorisées. Du coup, on pouvait dire que cette réforme était faite pour les riches.
Heureusement (pour Sarkozy) l’opposition à ce texte a pris des proportions considérables. Cette mobilisation générale du « peuple de gauche » était inespérée pour lui. Elle allait lui permettre de démontrer aux électeurs de droite (et du centre) que, contrairement à ce qu’ils lui reprochaient, il était parfaitement capable de faire, contre vents et marées, des réformes importantes (que ses prédécesseurs n’avaient jamais osé mener à bien) et qu’il n’était pas homme à céder devant les pressions de la rue, autant dire qu’il avait, contre toute attente, l’étoffe d’un homme d’Etat…
L’électorat de droite (et du centre) n’aime ni les manifestations de rue, ni les grèves. Plus il y en aura, plus il retournera, de gré ou de force, en traînant les pieds s’il le faut, au bercail sarkoziste, d’autant plus qu’il approuve, à quelques nuances près, la réforme imposée.
Dans les rues, certains rêvent visiblement aux manifestations de l’hiver 1995 contre la réforme Juppé ou à celle de 2006 contre le CPE, voire à un nouveau mai 68. C’est justement ce que redoute l’électorat (perdu) de Sarkozy. A la mobilisation des uns va répondre la mobilisation des autres. « Oui à la réforme, non à la chienlit ».
Tout s’est donc clarifié. Les deux camps sont en ordre de bataille. A force d’entendre la gauche hurler « Tous unis contre Sarkozy », la droite, inquiète, se résout à murmurer « Nous n’avons pas le choix, tous unis derrière Sarkozy ». C’est du moins là le scénario espéré au château.
Reste que 18 mois, c’est long.
Il va y avoir « la surprise » du nouveau gouvernement qui ressemblera forcément davantage à une équipe de campagne électorale, avec ses bateleurs d’estrade et ses colleurs d’affiches, qu’à une équipe ministérielle capable de gérer le pays qui, on l’a presque oublié, est dans une situation catastrophique. Il y aura, peut-être, la réforme de la fiscalité, si nécessaire et qu’il aurait fallu lancer dès 2007, et qui va, inévitablement, provoquer une nouvelle mobilisation générale de l’opposition. Il y aura, sans doute, l’émergence d’un ou deux candidats, genre Villepin, qui se présenteront en hommes recours de la droite et qui pourraient bien être redoutables lors du premier tour.
Mais, en face, il faudra bien finir par dessiner l’ébauche d’un programme (de rupture, certes, mais crédible) et surtout par se mettre d’accord sur un(e) candidat(e). Strauss-Kahn ne va tout de même pas faire acte de candidature par vidéoconférence depuis Washington et Martine Aubry aura bien des difficultés à se débarrasser de Ségolène Royal.
Bref, encore 18 mois pendant lesquels chacun aura tout intérêt à jouer la pression, la gauche pour affaiblir encore Sarkozy, Sarkozy pour récupérer son électorat en l’affolant. Et c’est l’abstentionnisme qui risque fort de l’emporter haut la main.

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