Beaucoup de gens, aujourd’hui, semblent avoir envie d’un nouveau « mai 68 ».
Les jeunes, bien sûr, parce qu’ils veulent faire au moins aussi bien que leurs parents, voire que leurs grands-parents qui, pendant tant d’années, leur ont rabâché leurs « faits d’armes » d’antan.
Le « peuple de gauche », parce qu’il rêve de mettre Sarkozy définitivement à genoux et que personne, pas même de Gaulle, ne se relève d’une insurrection populaire.
Tous ceux qui ont des difficultés, c’est-à-dire l’écrasante majorité du pays, parce qu’ils n’en peuvent plus, qu’ils voudraient que tout explose, qu’on donne un grand coup de balai et qu’on en finisse avec toutes les injustices.
Et Sarkozy lui-même, sans doute, qui pense que quelques semaines de grèves, de pénurie, de chaos lui permettraient si ce n’est de remonter sur son cheval du moins de voir l’électorat de droite (qui l’a abandonné) se précipiter de nouveau vers lui. La droite a pris en grippe ce président bling-bling et inconsistant mais déteste encore plus la « chienlit ». Sarkozy n’avait que 13 ans en 68 mais il se souvient, peut-être, des législatives de juin 68 qui, au lendemain du « joli mois de mai », furent un raz de marée pour la droite et qu’on a appelées, à juste titre « les élections de la peur ».
Personne ne semble vouloir comprendre que si le pays était paralysé pendant deux ou trois semaines ce serait une catastrophe absolue. En 68, la France du Général était riche, puissante, il n’y avait pas de chômage, pas de déficits, pas de dette, pas de ghettos, pas de laissés-pour-compte, l’ascenseur social fonctionnait à plein régime dans le plein emploi. Les Français pouvaient donc « s’offrir » une petite révolution, pour se calmer, pour se détendre. Et pourtant, la facture des « accords de Grenelle » fut lourde à payer. Economiquement, financièrement et même psychologiquement.
Aujourd’hui, dans un pays miné par le chômage, ruiné par les déficits, déchiqueté par les communautarismes (quelle serait l’attitude de nos jeunes immigrés des quartiers de non-droit en cas de chaos absolu ?), une telle mésaventure pourrait bien nous donner le coup de grâce. Or, nous avons l’air d’y aller tout droit. Précisément à cause de tous nos malheurs.
Les « experts » nous disent qu’une vraie grève générale est aujourd’hui inimaginable, parce que certains, notamment les salariés des PME, ne peuvent plus s’offrir le luxe de faire une telle grève. C’est vrai. Mais il faut bien comprendre qu’aujourd’hui on n’a plus besoin d’une grève générale pour paralyser le pays et provoqué le chaos.
Que nos douze raffineries continuent à être à l’arrêt, que quelques centaines de chauffeurs de poids lourds se mettent, réellement, à bloquer les routes et les autoroutes et que les cheminots amplifient leurs grèves reconductibles, c’est-à-dire que quelques dizaines de milliers de salariés seulement décident de jouer l’épreuve de force, et plus personne ne peut circuler, les villes ne sont plus approvisionnées, les entreprises n’ont plus de matières premières, le pays s’arrête.
Les employés de nos raffineries, les chauffeurs routiers, les cheminots ne sont, évidemment, pas les salariés les plus à plaindre de notre société. Ils ont du travail, dans un pays qui compte plus de quatre millions de chômeurs, et leurs salaires sont généralement « convenables ». Mais ils ont une « puissance de nuisance » sans comparaison. Ils le savent. Et on a l’impression qu’ils ont bien envie d’en profiter.
Ajoutez à cela un incident grave –la mort d’un gosse au cours d’une manifestation- et tout explose.
Hier, à « C dans l’air », nous débattions de ce « rêve de 68 ». J’avais pour voisin Alain Krivine. Il était évidemment « l’expert » même s’il affirmait ne pas vouloir jouer les anciens combattants. Il était d’accord avec moi sur un certain nombre de points :
1) Il y a en France une « tradition révolutionnaire » qui fait que, depuis plus de deux siècles, à part pendant les périodes de guerre, les Français veulent, tous les trente ou quarante ans, élever des barricades dans leurs rues : 1789, 1830, 1848, 1871, la Commune, 1936, le Front populaire, mai 1968.
2) Aujourd’hui la réforme des retraites n’est plus qu’un prétexte qui sert à cristalliser tous les mécontentements contre une société de plus en plus injuste et toutes les oppositions contre un président désormais rejeté par 70% de la population.
3) L’opposition n’étant toujours pas crédible, les Français ne veulent pas attendre l’échéance de 2012 pour crier leur colère.
4) Toutes les révolutions ou pseudo-révolutions se terminent toujours par un coup de barre à droite ce qui pourrait expliquer l’intransigeance de Nicolas Sarkozy qui voit là un espoir de retrouver son électorat.
5) En avril 68, personne n’avait imaginé ce qui allait se produire et donc personne, aujourd’hui, ne peut prévoir ce qui va arriver. Le baril de poudre est là, y aura-t-il une étincelle ?

Mais pour Krivine, tout peut recommencer « comme en 68 » simplement « parce que les jeunes retrouvent leur conscience politique ». Cette analyse ne tient pas debout.
En mai 68, ce sont les jeunes (quelques milliers de petits bourgeois étudiants à Nanterre ou à la Sorbonne) qui ont lancé le mouvement (parce que les garçons souhaitaient pouvoir aller dans le bâtiment des filles à Nanterre !) et les syndicats, affolés d’être débordés, les ont rejoints pour reprendre la situation en main et en profiter pour obtenir certaines concessions.
Cette fois, ce sont les syndicats qui ont lancé la machine et les jeunes ont pris le train en marche pour ne pas rater une occasion de chahuter.
En mai 68, les jeunes étaient, sous l’influence des « gourous » de l’époque, trotskistes ou maoïstes. Ils rêvaient de faire, à Paris, la Révolution culturelle qui triomphait à Pékin. C’était grotesque mais cela leur permettait de se prendre pour de petits Gardes rouges.
Aujourd’hui, les jeunes ne rêvent plus du Grand Timonier. Ils n’ont aucune idéologie. Ils sont inquiets pour leur avenir. Ils n’ont fait que rejoindre le cortège des mécontents avec, bien sûr, l’espoir d’attiser le feu. Certains jeunes ont une vocation de pyromane.
68 fut un mouvement hautement politisé où ceux qui balançaient des pavés contre les CRS (qu’ils comparaient bien abusivement à des SS) rêvaient de créer une société nouvelle où toutes les libertés (sexuelles ou autres) pourraient s’en donner à cœur joie.
Aujourd’hui, ceux qui rêvent de « tout foutre en l’air » veulent simplement sauvegarder une société ou du moins un système –l’assistanat généralisé- qu’ils décriaient hier mais auquel ils veulent s’accrocher.
S’il y a un « novembre 2010 », il ne ressemblera pas à mai 68. Ce ne sera d’ailleurs pas une révolution. Une révolution c’est quand on veut abattre les privilèges d’une minorité qui ont rendu le système insupportable. Aujourd’hui, en France, le système est devenu insupportable parce que, tout en créant, c’est vrai, une nouvelle caste de privilégiés, il a accordé des avantages exorbitants à la très grande majorité des citoyens. Avantages que nous ne pouvons plus nous offrir.

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