La loi, la morale et la « justice populaire »
L’affaire Bettencourt-Woerth qui, tous les jours, nous offre de nouveaux rebondissements met, en fait, au grand jour les « distorsions » qui existent entre nos lois et ce qu’il faut bien appeler « la morale ».
Tout, dans cette affaire, est scandaleux mais tout, ou presque, est parfaitement… légal.
D’abord, pour l’anecdote, Liliane Bettencourt avait parfaitement le droit d’offrir à un mignon sur le retour, François-Marie Banier, un milliard d’euros. Et le mignon en question avait parfaitement le droit d’accepter ces cadeaux, sauf à démontrer qu’il avait « abusé de la faiblesse » de la vieille dame (objet du procès qui oppose la fille de Liliane Bettencourt, Françoise Bettencourt-Meyers, à Banier et qui est à l’origine de tout le feuilleton).
Ensuite, mais beaucoup plus grave, Florence Woerth, épouse du ministre du Budget, avait parfaitement le droit de se faire embaucher par Liliane Bettencourt pour gérer sa fortune. Eric Woerth avait parfaitement le droit d’être à la fois ministre du Budget et trésorier de l’UMP. Liliane Bettencourt avait parfaitement le droit de donner de l’argent à l’association d’Eric Woerth. Tout comme elle avait le droit de faire distribuer, par sa comptable, 50.000 €, toutes les semaines, à certains « amis ».
Première contribuable française, il était parfaitement légal, en vertu du bouclier fiscal, que Liliane Bettencourt (dont la fortune est évaluée à 17 milliards d’euros) se voit restituer par l’Etat 30 millions d’euros. Et on peut ajouter que le président de la République avait parfaitement le droit de recevoir Patrice de Maistre, conseiller de Liliane Bettencourt, et de s’intéresser à l’avenir de l’Oréal, l’une des premières entreprises française.
Certes, des écoutes (illégales) ont permis d’apprendre certaines petites « indélicatesses ». Liliane Bettencourt avait placé 78 millions en Suisse et oublié, dans sa déclaration d’ISF, qu’elle possédait une île perdue dans l’océan Indien. Pas de quoi en faire une affaire d’Etat. Il est très vraisemblable que, si on épluchait très attentivement tous les comptes de nos quelques milliardaires, on trouverait de pareilles petites irrégularités.
Nous avons aussi eu droit à plusieurs « menteries ». L’embauche de Florence Woerth n’aurait eu strictement aucun rapport avec la nomination de son mari au Budget (de qui se moque-t-on ?). Florence Woerth n’aurait jamais été au courant des irrégularités commises par les gestionnaires de la fortune Bettencourt (était-elle aveugle ou idiote ?). Eric Woerth ne connaissait pas Liliane Bettencourt (on sait maintenant qu’ils se voyaient souvent). Mieux encore, Eric Woerth ne serait « jamais intervenu ni pour lancer ni pour empêcher le moindre contrôle fiscal ». Il est même allé jusqu’à nous dire que cela ne faisait « pas partie des attributions d’un ministre du Budget ». On peut alors se demander à quoi peut bien servir un ministre du Budget et on ne comprend pas que son successeur, François Baroin, ait pu déclarer que « la fortune de Liliane Bettencourt allait être passée au peigne fin ». Pourquoi Baroin pourrait-il déclancher un contrôle fiscal alors que Woerth ne pouvait ni lancer ni empêcher le moindre contrôle fiscal ?
On nous a aussi dit que le pouvoir n’était jamais intervenu dans cette affaire. Or, Françoise Bettencourt-Meyers a déposé sa « plainte pour abus de faiblesse » le 19 décembre 2007. Le 3 septembre 2009, le procureur de Nanterre, le célèbre Philippe Courroye qu’on dit « bien proche de l’Elysée » jugeait cette plainte « irrecevable » et, le 22, le parquet de Nanterre la classait « sans suite ». Le 8 décembre 2009, le juge des Tutelles du Tribunal d’instance de Neuilly refusait d’ouvrir la procédure de mise sous tutelle demandée par Françoise Bettencourt-Meyers. Cela fait tout de même beaucoup. La justice française ne s’étonne pas qu’une très vieille dame donne un milliard d’euros à une de ses relations ! De là à imaginer que le pouvoir ne souhaitait pas déplaire à Liliane Bettencourt, il n’y a qu’un pas. Mais là encore tout était parfaitement… légal.
On dira qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Eh bien, si ! Il y a Internet. Grâce à Médiapart, la France entière a tout appris non seulement sur cette famille qui lavait son linge sale soudain en public mais aussi sur les relations « incestueuses » entre un ministre de la République qu’on disait au dessus de tout soupçon et qu’on promettait aux plus belles destinées et la femme la plus riche de France.
Woerth ne sera pas poursuivi par la justice. Il n’a rien fait d’illégal. Mais –et c’est là que tout est nouveau et que cette affaire fera date- il est condamné, sans doute à perpétuité, par cette justice populaire qui s’appelle l’opinion publique, qui ne connaît rien aux lois mais qui sait d’elle-même ce qui peut se faire et ce qui est intolérable dans un Etat de droit.
Les Français ne croient plus en la justice de leur pays. Du coup, ils se sont transformés en juges et ils seront, peut-être, impitoyables en imposant que la morale « populaire » l’emporte sur des lois bien souvent complaisantes pour les puissants.
Mots-clefs : Bettencourt, Woerth